CHAPITRE TROISIEME
Mais l'heure avançait à grands pas vers le "3" fatidique marquant le moment du cours de Littérature de Mr Sadard auquel nous nous devions d'assister. Terrassés à l'idée de la quitter, nos visages montraient le voile de désespoir qui couvraient notre âme jusqu'en son tréfond (oui, normalement c’est au pluriel, mais vu l’âme susdite, le singulier convient) ; mais elle, dans un sourire radieux, lança l'idée de nous accompagner à ce cours. Nous acceptâmes avec une joie immense sa proposition, avec dans la tête l'espoir fou qu'elle acceptât en retour celle qu'on avait tous deux, le Marquis et moi-même, rêvé de lui soumettre.
Mais concentrons nous plutôt sur le cours :
"Prenons maintenant une phrase : "Jusqu'au soir, on mangea." ; d'abord, un petit jeu stupide : d'après vous, qui l'a écrite, mmh ? Bien, c'est effectivement Flaubert, dans Madame Bovary. Cette phrase est-elle une vraie phrase ? Non. Là, Flaubert nous dit : "je ne cause pas, Monsieur, j'écris.". C'est une phrase préfabriquée, artificielle, pensée ; c'est de la littérature. Et tout ce qui fait cette littérature, c'est bien sûr ce style particulier qui ne souffre pas l'oralité, mais aussi ce que l'auteur a voulu faire passer ; pour bien lire du Flaubert, il faudrait remplacer chaque signe de ponctuation par une insulte. Oh, pas une grosse injure : juste quelque chose de méprisant et de correct, du genre "pauvre crétin", ou approchant. A l'inverse de Rimbaud, où là c'est carrément par "sale con", "petite pute", toute grossièreté intolérable de vulgarité et de haine, qu'il convient de reponctuer le texte. Et à propos de Rimbaud, voici un extrait tiré de Une Saison en Enfer..."
Bon, vous avez raison, concentrons nous plutôt sur l'amphi : le prof, Sadard, vieillard à genoux sur le bureau (les hémorroïdes, maladie professionnelle de qui a par trop tendance à se tenir sur son cul, devaient le miner, sans doute), tenait son micro bien serré dans ses deux mains, tel une corde suspendue dans le vide, condition de sa survie dans ce milieu hostile : s'il la lâche, il tombe, et c'est la mort. Lui, pauvre petit être perdu au milieu de la foule sauvage et sans pitié des étudiants, n'avait, pour faire face à la horde, que sa voix, amplifiée dans les enceintes parsemées aux cinq coins (je sais, ça fait bizarre) de l'amphi. Cette voix criarde, féminine, presque, aurait dans n'importe quelle circonstance, fait sourire chacun de ses interlocuteurs. Mais là, en quinquaphonie, artificielle, elle semblait surgir de partout à la fois, forçant le respect et l'intérêt. De féminin, Sadard n'avait pas que la voix, et il était de notoriété publique qu'il n'avait pas eu sa dose de chromosome Y dans sa carte génétique, un peu comme un casier judiciaire où en gros serait imprimé "Plus Que Vierge". Son cours, pourtant digne d'attention ne nous mettait pas le cœur à l'ouvrage : essayez donc de prendre des notes une heure durant sous les yeux aimants d'un ange - en version humaine parce que les ailes et l'auréole, ça aurait choqué, quand même.
Nous nous mîmes donc en devoir de présenter à la charmante les particularités d'une section entière d'étudiants en Lettres (applicable à n'importe quel troupeau d'apprentis intellectuels, pour peu que cela soit dans une fac). Les premiers rangs sont composés d'êtres à part. Avides, arrivistes, ils jouent avec la connaissance comme un riche homme d'affaire avec l'argent. Ils spéculent sur le savoir, en font leur métier, et quel métier ! Ce sont les ouvriers de l'intellect, s'abrutissant sur un ouvrage à la chaîne, transformant la connaissance en vulgaire bien de consommation. Ce sont des prêtres se complaisant par égoïsme et par goût du tape-à-l'oeil dans leur ascétisme et leur pédanterie snobinarde. Derrière leurs lunettes se cachent des yeux vides, car ce n'est pas là qu'est leur âme, mais dans la poubelle où ont enfin été jetées les superstitions et les fanatismes. Prêts à tout pour arriver à leur fin, le prof est leur dieu, absolu, unique, au moins pour une heure. Modèles de comportement, si parfaits qu'ils en sont anormaux, ils agissent pour et par ce culte du savoir et de l'enseignant, et en partant du fait d'aller chercher un craie, jusqu'au fait de cirer les pompes de la divinité, tout est une prière muette pour l'acceptation de leur âme au Panthéon. Au fond, ils ressemblent aux membres d’Al Qaïda, des fanatiques bêtes et méchants (car en plus ils sont sournois, même entre eux... surtout entre eux) qui se sont suicidés, d'abord par leur appartenance à ce "milieu", ensuite par leur profond malheur. Jeunes, ils sont déjà vieux, de vieux cons qui sont prêts à mourir pour apprendre, sans se rendre compte qu'ils sont déjà morts. Leur non-vie n'est qu'un symbole de la postérité (non, c'est pas la fabrication de posters).
Dans les rangs du milieu, ce sont des gens si normaux qu'ils en sont désespérément moyens ; ils sont effrayants, peut-être plus que ceux du premier rang (peut-être parce qu'on les voit de plus près !). Le milieu, c'est l'apologie de la médiocrité et de l'anonymat. Ils sont les plus nombreux, et pourtant ils ne sont qu'un. Ce sont le même individu. On ne voit qu'une tête ; futurs militaires, va ! Ils s'acharnent sur leurs études comme un chien sur un os inaccessible. Car ils n'arriveront nulle part. Car on ne peut pas appeler "quelque part" une école de campagne où on essaie d'enseigner les "Belles Lettres" aux paysans dont le vocabulaire s'arrête au champ lexical agricole. Ils finiront dans un milieu, dans une vie, avec un mari ou une femme semblable à leur âme : moyenne, médiocre ; on n'a que ce qu'on mérite. Le milieu n'est là que parce qu'il en faut un entre le début et la fin ; ils sont les meubles, ceux qui sont là pour remplir l'amphi, leur fonction et leur vie se résume à un trait d'union, infime insignifiance. Ils n'ont rien à faire en fac, car la fac ne supporte pas la moyenne ; elle est extrême dans toute sa splendeur et ne mérite que des premiers, ou des derniers rangs...
Tiens, parlons-en, de ceux-là : qu'ils soient fainéants, abrutis chanceux, je-m'en-foutistes, sportifs, artistes, qu'ils se soient gourés de filière, de cours, qu'ils soient forcés, d'une manière ou d'une autre, par leurs parents à faire des études longues (liste non exhaustive, rajoutez-en, vous verrez, c'est très amusant), ils ont tous un point commun. Ils sont là et donnent vie à l'amphi. L'amphi est leur domaine, leur royaume (car les fainéants sont rois, c'est bien connu), c'est pour eux plus qu'un endroit, c'est un foyer. "Le fond", c'est-à-dire le haut, est la seule place digne de leur personne : ils se font surplombants, méprisants, superbes, guettant chaque faux-pas du guignol qui s'agite tout en bas, sur son bureau, pour envoyer leurs réflexions acerbes, acides, critiques... Seuls ceux du fond méritent un nom, et voyez que les filles ont bien compris cela... Où se trouvent les plus sûres de leur beauté ? Elles savent bien que ces cancres sauront faire leur bonheur ; quant à celles qui soit se sous-estiment physiquement, soit sont de vrais thons authentiques, c'est au milieu (par jalousie cachée), ou devant (par dépit, n'ayant que le savoir comme amant qui daigne les accepter dans sa couche) qu'on les trouve. La caractéristique commune des gens du fond est d'avoir la gueule toujours grande ouverte ; et là on voit déjà poindre deux camps : il y a ceux qui l'ouvrent connement, à l'aveuglette, parce que quand on est au fond, il faut parler fort -des ânes ; ils ne m'intéressent pas plus que les premiers rangs. Et puis il y a ceux qui y sont par vocation (au contraire des premiers, qui eux sont là par nécessité).Cette vocation du fond est un appel, tout puissant, comme celle de la mer pour un marin. C'est une destinée incontournable ; leur sagesse, car ils en possèdent une, comme tout le monde, est une sagesse de la résignation et de l'assouvissement. Ceux-là, sans pour autant être les plus instruits, sont sans doute les plus intelligents de cet amphi. C'est pour ça qu'ils sont arrivés jusque là. Ils ne travaillent pas ou peu, et réussissent. C'est là leur défaut, car ils s'emmerdent joyeusement partout où ils voient les représentants de la race humaine qui ne font pas partie de leur catégorie. Cela les rend détestables. Ils provoquent envie, jalousie, haine, par leur seule présence. On les sent, comme les flics... On sent bien que ces gens-là ont retiré leur épingle du jeu ; quel que soit l'argument qu'on puisse opposer à cela, ils ne sont tributaires de personne. Tout glisse sur eux... insultes, menaces, conseils, qui s'en soucie ? Ils ont une étrange capacité à ne profiter que d'eux-même. Et pourtant, ce sont eux les plus sensibles car l'idée de valeur leur est étrangère. Ils aiment profondément l'humain dans leur dédain, comme des fonctionnaires de la D.D.A.S.S. pour les enfants... Cette ambiguïté les rend seuls, même entre eux, malheureux de n'avoir en retour de cet amour que cette envie, cette jalousie, cette haine. Enfin, s'il y a de grandes choses à accomplir, ce sera leur nom qu'on retrouvera sur les monuments. Ils sont en quelque sorte l'aristocratie de la fac, car l'esprit de celle-ci est contre toute apparence profondément monarchique, et tous les Mai 68 du monde n'y changeront rien. On pourrait voir dans les premiers rangs le Clergé, le "modèle", instigateur d'un obscurantisme calculé, au milieu le Tiers-Etat, la "pauvreté de l'âme et de l'esprit", et au fond la Noblesse. J'en voit déjà qui salivent à l'idée de faire partie des nobles cancres... Pauvres cons ! L'Histoire ne vous a rien appris, alors ? C'est pas le pauvre paysan qui a été décapité en 1789, ce sont ces connards de particulés, et même les grands révolutionnaires y sont passés. Car ce sont ceux qui ont des idées qui meurent les premiers.
Vains dieux, c'était un passage vachement sérieux, dites donc... Allez, suivez-nous jusqu'au chapitre quatrième, on va arranger ça.